Le téléphone sonne. « Didier ? » c’est C…., le brocanteur, Je viens de rentrer une vieille gratte, une folk je crois. « Ça t’intéresse ? Tu peux passer maintenant ? »
Au milieu du bric à brac et de la poussière, j’ouvre la boite en bois faite maison. C’est toujours un moment particulier, l’ouverture de la boite. Mon intuition me dit que ce sera une belle découverte. Je découvre la guitare, toute fatiguée d’avoir trop dormi, meurtrie par ses cordes restées tendues trop longtemps. Je reconnais immédiatement le modèle fabriquée par Antoine Di Mauro. La table n’est pas fendue, ouf! Le manche a travaillé en creux, pas étonnant d’autant plus qu’à l’époque à laquelle elle a été fabriquée, il n’y avait pas de truss rod à l’intérieur. Je tourne les mécaniques pour la soulager, ça va mieux, elle respire, libérée. Je n’ose pas la faire sonner, elle a besoin de souffler un peu. Il y a un banjo français 6 cordes à côté, plus ancien que la guitare, en très bel état si ce n’est sa peau qui est déchirée. Je découvre les photos « orchestre des Célestin’s jazz, Mr Vichy chef d’orchestre, année 1927 ». Je reconnais immédiatement le banjo, puis sur une autre photo plus tardive, la guitare. Je suis submergé par l’émotion. Le jazz s’invite dans mon oreille interne. 1927, deux ans après l’arrivée de Joséphine Baker à la Revue nègre du Théâtre des Champs-Élysées ! Les années folles ! Deux avant le krach…Sous mes yeux, le septuor s’éclate. La section de cuivre se déchaine sur le rythme scandé par la batterie et le banjo. Le pianiste manie le ragtime sous le bout des doigts. Le banjoïste a le sourire. Je le retrouve sur les autres photos, un peu vieilli, comme ses amis. Sur la troisième photo, le temps est encore passé, le banjo a laissé place à la guitare, l’accordéon, la flûte et la clarinette amènent de nouvelles couleurs. L’orchestre, porté par la mode, s’est adapté aux nouvelles danses. J’entends les sax aux couleurs chaudes et sensuelles ainsi que les clarinettes jouer les mélodies de Benny Goodman.
« T’es où là ? » la voix du broc me ramène au présent. On discute, je fais une offre, on discute, la négociation est difficile, ok marché conclu, je paye en espèces, avec facture.
J’ai laissé la guitare tranquille quelques jours dans mon bureau. Au début elle a dû être un peu intimidée, avec tous les autres instruments qui la regardaient. Un matin, elle m’a demandé. Moi aussi j’ai demandé, au banjoïste, si je pouvais m’en approcher. Toute cette intimité à partager, ça demande des manières. Il m’a dit oui, du fond de ses yeux de photographié. En la prenant dans mes bras, je me suis uni à cet homme dont je ne sais rien d’autre qu’il était musicien, comme moi. J’ai pensé très fort à Antoine Di Mauro, et mes mains ont caressé les bois comme si elles étaient à la recherche de ses gestes de luthier. J’ai procédé à un petit nettoyage, délicatement, puis j’ai changé les cordes, une par une. Des Argentine 10/45 bien sûr. Je l’ai accordée un peu en dessous du diapason normal, pour lui laisser le temps. Elle a d’abord bafouillée et je n’ai pas compris ce qu’elle a dit. Un réveil après une longue nuit, ça se respecte. Puis l’accordage s’est stabilisé et j’ai posé un accord de Sol mineur6, doucement, comme pour lui dire « n’ai pas peur, je suis bienveillant ». Elle s’est laissée faire, rassurée. J’ai placé quelques accords jazz et j’ai senti qu’elle se réveillait. Elle m’a encouragé et j’ai titillé sa chanterelle, déjà brillante. J’ai su tout de suite qu’elle avait un beau timbre, si caractéristique des guitares fabriquées par nos géniaux luthiers Italiens de Paris. Cela fait un bon mois maintenant, et le miracle s’accomplit. La belle retrouve sa voix de stentor et m’entraine dans le swing du hot club de France. C’est elle qui me réveille.
Merci talentueux luthiers d’hier et d’aujourd’hui, merci Django, merci l’homme de la photo, merci C…, merci la vie.